dimanche 28 juin 2009

Économie haïtienne: Qu'est-ce qui empêche sa croissance ou son développement ?


Mon ami et confrère Lemane Vaillant m'a demandé mon opinion sur le dernier article de Marc Bazin, publié dans le journal Le Nouvelliste du 19 juin 2009 et posté par la suite sur ce blog.
J'ai profité de l'occasion pour jeter aussi un regard sur un travail de Mats Lundahl datant de 2001.
Voici quelques larges extraits de ma lettre à Lemane.

***

Quand on considère l’analyse de Marc Bazin (19 juin 2009) et celle de Mats Lundahl (2001), on est frappé par l'optimisme du premier et le pessimisme du second, bien que les approches des deux experts soient tout à fait réalistes et qu'ils aient tous les deux raisons, chacun de leur point de vue.

Entre les deux spécialistes, se situe, selon moi, l'expert Paul Collier qui dit en gros ceci: essayons d’entreprendre quelques actions ponctuelles dans l’économie haïtienne pour voir ce que cela peut donner, pour voir si l’on peut faire démarrer la machine en panne en la poussant et en jouant avec la pédale d’embrayage (clutch) ; pour voir si l’on peut faire marcher la machine sur la voie de service d’abord, pour ensuite, si possible, la faire entrer sur l’autoroute.

Haïti : un cas perdu

Marc Bazin commence par nous faire part des conclusions pessimistes d’un certain nombre d’économistes : Haïti est un cas perdu.

Pour eux, Haïti ne pourrait atteindre un rythme de croissance élevée et soutenue qu’à très long terme.

Parce qu’Haïti est dotée d’une main-d’œuvre non qualifiée, que ses infrastructures sont insuffisantes et qu'y règne l’instabilité politique, ces experts pensent que ces carences-ci sont de nature à handicaper les trois secteurs susceptibles de répondre positivement à une stratégie de croissance: agriculture, tourisme et industrie d’assemblage.

Marc Bazin mentionne aussi un autre groupe d’économistes pour qui, ce n’est pas le principe ni le calendrier de la croissance qui est le problème en Haïti, mais plutôt son niveau qui devrait être très élevé, donc impossible dans les conditions actuelles. Parmi eux, Bazin cite l’économiste de renom, Mats Lundahl, qui ne croit pas possible une croissance à court terme de l’économie haïtienne.


Bazin optimiste, mais réaliste

Devant ces positions pessimistes, Marc Bazin se montre plutôt optimiste, mais réaliste. Il rappelle que l’économie haïtienne avait enregistré une croissance de 5% par an entre 1975 et 1980. C’était, mentionne-t-il, sous l’effet combiné de l’augmentation du prix du café sur le marché mondial, l’émergence de l’industrie d’assemblage, l’investissement dans des projets de routes, la relance de la consommation.

Son long texte qui n’est que le premier d’une série de trois articles est le fruit de sa longue pratique de l’économie haïtienne et de sa grande familiarité avec les données et l’évolution des idées dans le domaine du développement qu’il a observées durant les trente dernières années.

Il souligne que ce travail présente un cadre où il utilise et adapte les expériences de croissance qui ont réussi ailleurs. Il espère alors que ce travail pourra être utile aux dirigeants qui veulent agir dans le sens du bien du pays.


Un pays qui soutient une croissance constante de 7% par année verra son économie doubler de volume tous les dix ans environ.


C’est ce que soutient avec raison Marc Bazin. Son optimisme selon moi prend racine principalement sur cette affirmation indubitable.

Je vais expliquer en détail cette affirmation à tout lecteur sceptique.


Voici le calcul que fait Marc Bazin. Soit PIB(0) le Produit intérieur brut au temps t = 0. Si le taux de croissance de l’économie (donc du PIB) était constant et égal à TC_pib = 7% par an, pendant, disons, 25 ans, et si le niveau des prix restait inchangé pendant cette période, le PIB pour une année n quelconque entre 0 et 25 ans serait :

PIB(n) = PIB(0) x (1+TC_pib)^n = PIB(0) x(1+ 0,07)^n ,
le symbole "^" signifiant "exposant".

Ainsi :

PIB(0) = PIB(0) x (1,07)^0 = 1,00 x PIB(0)
PIB(1) = PIB(0) x (1,07)^1 = 1,07 x PIB(0)
PIB(2) = PIB(0) x (1,07)^2 = 1,145 x PIB(0)
PIB(3) = PIB(0) x (1,07)^3 = 1,225 x PIB(0)
PIB(4) = PIB(0) x (1,07)^4 = 1,311 x PIB(0)

PIB(5) = PIB(0) x (1,07)^5 = 1,403 x PIB(0)
PIB(6) = PIB(0) x (1,07)^6 = 1,501 x PIB(0)
PIB(7) = PIB(0) x (1,07)^7 = 1,606 x PIB(0)
PIB(8) = PIB(0) x (1,07)^8 = 1,718 x PIB(0)
PIB(9) = PIB(0) x (1,07)^9 = 1,838 x PIB(0)
PIB(10) = PIB(0) x (1,07)^10 = 1,967 x PIB(0)

PIB(11) = PIB(0) x (1,07)^11 = 2,105 x PIB(0)

PIB(15) = PIB(0) x (1,07)^15 = 2,759 x PIB(0)

PIB(20) = PIB(0) x (1,07)^20 = 3,870 x PIB(0)
PIB(23) = PIB(0) x (1,07)^23 = 4,741 x PIB(0)


PIB(25) = PIB(0) x (1,07)^25 = 5,427 x PIB(0)

On voit que, dans ces conditions, au bout de 6 ans le PIB augmenterait de 50%, qu’au bout de 10 ans sa valeur doublerait, qu’au bout de 20 ans sa valeur quadruplerait quasiment, qu’au bout de 25 ans sa valeur serait égale à plus de 5,4 fois sa valeur initiale.

Voici donc, selon moi, la logique qui soutend l’optimisme de Marc Bazin.


Quelques remarques que suscite le texte de Marc Bazin

Selon les chiffres ci-dessus, et, sous les hypothèses qui y sont associées, donc, en renversant la dictature en 1986, si les haïtiens avaient décidé de développer sérieusement leur pays, l’économie d’Haïti, en 2009, 23 ans plus tard, aurait été, en volume, 4,74 fois celle de 1986, avec un taux de croissance constant égal à 7% par année !


Avec un taux de croissance de 7% de l’économie, il reste que le taux d’accroissement de la population maintenant égal à 2,2% par an ne devrait pas augmenter. On devrait plutôt prendre des mesures pour réduire le taux de croissance nette de la population. La situation économique du pays serait en meilleure position si c’était le taux de croissance du PIB par tête d’habitant qui était égal à 7% par année.

Bazin dans son texte semble répondre aux économistes pessimistes tels que Mats Lundahl. Ce dernier a beaucoup écrit sur Haïti, son histoire et son économie, au cours des trente dernières années.


La thèse de Mats Lundahl

Voici un texte de Lundahl (Lundahl (2001)) qu’il est intéressant de lire et de soupeser pour ensuite le confronter avec les propositions de Bazin et de Collier et de toutes autres propositions pour relancer la croissance en Haïti. Nous laissons aux lecteurs le soin de faire cette confrontation après lecture des documents.


Lundahl déclare qu’il est impossible de comprendre Haïti aujourd’hui sans retourner au 19e siècle pour deux raisons. Écoutons-le:

« … The first is that during the 19th century the system of property rights that still prevails was created and this in turn influenced the export pattern for a long time to come. The second is that during the 19th the Haitian political tradition was shaped. Both these events date from the crucial year 1809 –the year of the first “land reform” of Latin America - and cannot be separated from one another. The same forces that put Haiti on the road of a peasant society created a predatory state. These two interacting and opposing forces are in the main those responsible for the state of utter underdevelopment that characterizes Haiti almost two centuries later. »

« … The rest of the 19th century was to witness a rapid lapse of agriculture into peasant farming. The agricultural “frontier” that was created by the sudden loss of population during the wars of liberation was closed at some point during the last quarter of the 19th century, and from then on Haiti’s agricultural history was reduced to a Malthusian race between population and food production, with disastrous long-run consequences for environment and living standards. »


Mats Lundahl continue en analysant en long et en large chacun des problèmes de l’économie politique haïtienne listés ci-dessous:

« The Malthusian erosion process. »
« The continued degeneration of politics, notably the gap that has opened between the state and the nation. »
« The failure to develop a growth-generating export basis, both in agriculture and in manufacturing. »
« The consequences of politics and population growth for education. »
« The absence of social capital. »
« The subservience of economic policy to selfish political goals. »


« Altogether, these mechanisms have contributed to locking Haiti into a downward cumulative process of economic deterioration and political deadlock that has created incomes for the few at the expense of the many that constitute the Haitian nation and without whom the existence of the few would not have been possible

Puis, Mats Lundahl développe chacun des points énumérés ci-dessus. Par exemple, selon lui, le premier point est le plus important.

« The most fundamental of the mechanisms that have contributed to making Haiti the poorest country in the western hemisphere is the interplay between the growth of the population and the destruction of the arable soil… The overall rate of population growth is not exceedingly high in Haiti, but given the rugged topography of the terrain the figure is high enough to have disastrous consequences in terms of loss of soil fertility. »

« The process works via the composition of agricultural production. In Haiti a distinction may be made between export crops and food crops … The rural sector therefore very much resembles the two-by-two textbook economy producing two commodities using two factors of production. The main distinction between the two groups is that export crops tend to be land-intensive while food crops are labor-intensive. »

Et Lundahl continue ainsi:

« This description of the rural economy in turn makes possible the application of one of the standard theorems of international trade: the Rybczynski (1955) theorem. This theorem, which is one of the most useful in economics, states that if the two production functions are linearly homogeneous (no economies of scale exist) and the endowment of one of the two factors increases, at constant relative commodity prices, the output of the commodity using the growing factor intensively will increase in absolute terms while the output of the other commodity will fall, relatively and absolutely. This has to do with the fact that if relative commodity prices are to remain constant so must relative factor prices and the factor intensities employed in each sector. Thus, when the labor force increases in rural Haiti, this increase must be absorbed by food cultivation; however, if the land-labor ratio is not to be altered, enough land must be taken out of export production, together with some labor, so as to ensure that techniques remain the same in both lines of production. »

« The theorem thus predicts that food crops will be substituted for export crops over time. »

« This is precisely what took place in Haiti at least during the second half of the twentieth century, and presumably the same tendency was at work during the first fifty years as well … »

« … This sequence is not an innocent one in the Haitian context. The problem is that of topography. The most important substitution is the one of food crops for coffee. This takes place on hill and mountain sides which are often very steep. The coffee plant is a tree with roots and a canopy which contributes to binding the soil and protecting it from the direct impact of rain and wind. It is furthermore perennial. Food crops do not share these characteristics … »

« … The result is that when the tropical downpours set in, the soil is easily washed off the steep mountain sides and into valleys and streams, i.e. substitution of food crops for export crops increases the likelihood of soil erosion. What is more, once this process has been set in motion it feeds itself without any further need for population growth to stimulate it. The destruction of the soil simply amounts to running the Rybczynski theorem in reverse . The land shrinks and the output of the good using land intensively, i.e. export crops, must then contract while that of food crops increases, since food production has to absorb the labor that is taken out of export production, together with the some land. For each round in the process more land is destroyed, the rural economy moves further and further into food production, and per capita income falls in the countryside. At the same time, the population continues to grow which means that the Rybczynski process receives further stimulus from this side as well. The process thus tends to accelerate and become cumulative. »

« The process of soil erosion receives a stimulus also from tree felling for the purpose of getting firewood or making charcoal … and for the construction of houses. Together, the two mechanisms have contributed to the gradual destruction of the forest cover of the country, to the conversion of soils clad with perennial vegetation into barren land which cannot be used for anything. Little by little Haiti is being turned into a naked rock with no capacity to nourish the population and give it an income. »

« Shaky as they may be, the statistics are revealing. In 1938 there were an estimated 540 000 ha of “good arable soil” in Haiti. In 1954 this figure had shrunk to 370 000 and in 1970 it was down to 225 750 ha. The figure reported for 1985 was 205 000 ha, and there are no indications that the trend has been reversed thereafter. On the contrary, in the mid-1980s, as much as 6 000 - 10 000 ha of arable land were lost each year, and in the early 1990s the figure was 6 000 – 15 000 ha. Haitian agriculture continues to be what Hilaire(1995) has called a mining agriculture. »

« … it does not pay a peasant to undertake erosion control, for example in the form of terracing, unless his neighbors – notably those above him – do the same. If not, he simply incurs costs without ever seeing any benefits. The terraces will be washed away. The Haitian peasants are in the classic Prisoners’ Dilemma situation, where they could be better off if they cooperated but where there are no incentives to do so. »


Et Lundahl continue ainsi à nous en mettre plein la figure…item après item.

Après ‘Man versus Nature : The Process of Soil Destruction’, dont nous venons de parler un peu, il passe ensuite à ‘Food versus Export Crops : The Failure to Develop Exports’, puis à ‘Politics versus Economics : Economic Policy Problems’, puis à ‘Government versus Citizens : The Continued Degeneration of Politics’, ensuite à ‘Man versus Man : The Lack of social Capital’, puis à ‘Rulers versus Ruled : Education in Haiti’, pour arriver enfin aux ‘Conclusions’.


Quelques extraits des conclusions en sept points de Lundahl

1. « The relative position of Haiti in the Caribbean context does not come as any surprise. The country scores badly on all the dimensions that we have examined in the present essay. At the bottom of Haitian underdevelopment is a purely economic mechanism: the tendency for population growth to reduce per capita income via the process of soil erosion: a process which once it has been put in motion become self-sustained … This mechanism was operating during the entire twentieth century. »

2. « The soil destruction process is intimately related to the tendency created by population growth for labor-intensive food crops to be substituted for land-intensive export crops. Haitian agriculture has displayed a kind of an anti-export bias sui generis. Over time it has become more and more difficult to export the traditional crops, and this tendency has been reinforced by political interventions of the most dubious kind. The fact that the export crops have been relatively speaking land-intensive, has meant that as erosion has taken its toll whatever comparative advantage that Haiti may once have had in the production of these crops has been lost, and we have argued that after some point in time the country may even have been exporting products in which, in fact, it has had comparative disadvantage. Another indication of this is the rise of the small assembly manufacturing producers, who, however, also were badly hurt by the unfortunate state of Haitian politics. In spite of this, today Haiti is basically an exporter of manufactures, not agricultural products, and this fact is completely central to all future discussions of development strategies. »

3. « Turning the attention to economic policy we find that little has been done to facilitate development in Haiti. »

4. « Behind the failure of economic policy lies the degeneration of the Haitian state … A nation of free peasants with access to free land could be made to yield a surplus to the government only through taxation. »

5. « A corollary of the degeneration of the state is to be found in the absence of social capital in Haiti ... The Haitians still mistrust the authorities and the politicians … The unfortunate heritage has in turn created a society that is very politicized on virtually all levels, where contending forces are facing each other, trying to wipe each other out and where constructive, cooperative, long-run solutions in the interest of the common good are conspicuous by their absence. »

6. « Another corollary of the sad state of politics has been then failure to develop the education system … Still, …, the kind of technical skills needed if Haiti is to raise its per capita income level are lacking. »

7. « This makes industrial development difficult, but demand factors may preclude industrialization at higher skill levels even if the decision is taken to do something about the education system … Its was never easy to be Haitian. »


Personne ne peut rester insensible à de tels arguments. D’où la réaction et les propositions justifiées de Bazin. Il nous faut faire ou faire faire quelque chose pour Haïti.

Je suggérerais que le travail de Lundahl soit traduit en créole et en français, puis distribué en Haïti et dans la diaspora, que le travail de Bazin soit traduit en créole, puis distribué en Haïti et dans la diaspora.

Dr. Pierre Montès
24 juin 2009

_________________________________________________
(1) Bazin, Marc, “Haïti: IV. Vers une économie efficace et solidaire”
(2) Lundahl, Mats (2001), “Poorest in the Caribbean: Haiti in the twentieth century”, Integration & Trade Journal N° 15 (September-December, 2001).
En anglais :
En espagnol :
(3) Rybczynski, T.M. (1955), “Factor endowment and relative commodity prices”, Economica, N.S., Vol. 22. p. 336-341.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9or%C3%A8me_de_Rybczynski


(4) Hilaire, Sébastien (1995), “Le prix d’une agriculture minière”, Imprimerie Le Natal, Port-au-Prince.
(5) L'échec des politiques économiques d'Haïti entre 1986 et 2004 est analysé et expliqué par Lundahl et Wyzan (2005). On peut lire de larges extraits sur le Web en cliquant sur le lien ci-après:
(6) À lire aussi la belle et «brève missive» de Leslie F. Manigat que j'ai eu le plaisir de lire aujourd'hui 28 juin 2009:
Je dois avouer ici qu'après avoir lu le dernier texte de Marc Bazin, j'ai pensé au RDNP. Je me suis dit: quelle belle équipe aurait formée le Midh de Marc Bazin et le RDNP de Mirlande Manigat (qui a dit rester fidèle aux idées de son ancien chef Leslie Manigat). La lecture de la lettre de LFM me permet de croire que la formation d'une telle équipe Midh-RDNP est peut-être possible pour le bien d'Haïti, oui, mais pour une première victoire aux urnes dès les prochaines élections présidentielles et législatives en fin 2010 ou au début de 2011.

1 commentaire:

  1. Mon commentaire serait qu'a court term la position de Lundahal sst et reste plus facile a suivre avec le niveau actuel des producteurs.Cependant a long term Bazin a entierement raison mais ceci demande d'abortd une stabilite politique de longue duree qui peut et doit etre obtenue par un brassage d'actions communes entre les possedents et les moins nantis a partir d'une decentralisation a outrance garantie par un Etat fort et conscient.

    RépondreSupprimer

Compteur