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Marc L. Bazin (photo: Le Nouvelliste, 19 juin 2009) ***
Par Marc L. Bazin
Président du MIDH
Source: Le Nouvelliste, 19 juin 2009
Introduction
Nombre d'experts pensent que Haïti est un cas perdu, un « basket case ». Pour eux, les termes du problème sont simples : Haïti est une petite économie à faible capacité d'importations et une demande intérieure limitée. À ce titre, la stratégie de croissance la plus optimiste ne pourrait se baser que sur des investissements dans trois secteurs : l'agriculture, le tourisme et l'assemblage. Or, à leur avis, tous ces trois secteurs sont également handicapés par une main-d'oeuvre non qualifiée, peu d'infrastructure et l'instabilité politique. D'où il suit que, pour eux, l'idée d'une Haïti lancée sur un rythme de croissance élevée et soutenue est, au mieux, une proposition à très long terme.
Pour une autre catégorie d'experts, ce n'est pas le principe de la croissance qui est en cause ni non plus son calendrier mais sa taille. Quel niveau de croissance Haïti devrait-elle atteindre pour réduire la pauvreté ? Ce deuxième groupe estime que le niveau de croissance nécessaire pour réduire la pauvreté devrait être extrêmement élevé et que ce taux extrêmement élevé n'est tout simplement pas atteignable dans les circonstances actuelles. Plus expéditif encore est M. Lundhal, économiste mondialement reconnu, pour lequel « Parler de croissance dans le court terme serait une entreprise complètement illusoire en Haïti. »
N'y a-t-il pas eu des éclaircies ?
Bien entendu, vis-à-vis de l'un comme de l'autre groupe, nous sommes bien obligés d'admettre que effectivement les faits tendraient à confirmer le pessimisme du diagnostic et que, entre 1961 et 2000 l'économie a été sur une phase de déclin prolongé et de déclin du revenu réel par tête de 1 % par an, lequel s'est traduit par une perte de 45 % du revenu global sur la période.
Mais à cela, nous répondons immédiatement : même pendant cette longue et sombre période, n'y a-t-il pas eu des éclaircies ? Entre 1975-1980, sous l'effet combiné de l'augmentation des prix du café sur le marché mondial, de l'émergence de l'industrie d'assemblage, de l'investissement public dans l'infrastructure et de la relance de la consommation, l'économie haïtienne n'avait-elle pas enregistré une croissance de l'ordre de 5 % par an ? Et si nous admettons volontiers qu'au début des années 80 les politiques de création d'entreprises publiques non rentables, et de protection d'entreprises privées artificielles, ont entravé la croissance, n'est-il pas vrai par ailleurs que des événements extérieurs, tels que la récession aux Etats-Unis d'Amérique de 1981-1983, la chute brutale des cours du café, la fermeture de la mine de bauxite en 1982 et le coup fatal porté au tourisme par l'irruption du VIH/Sida sur notre image, ont joué un rôle négatif et ont contribué à l'interruption du processus de croissance amorcé dans la deuxième moitié des années 70 ?
Bien entendu, le déclin amorcé à partir des années 80 n'a pu que s'accroître à partir des années 90. En effet, entre 1991 et 1994, par suite des embargos, le revenu par tête réel déclinait de 40 %, le taux d'inflation passait de 12 % à 51 %. Les déboursements sur prêts extérieurs étaient arrêtés, et s'accumulaient les arriérés du service de la dette aussi bien au titre des paiements bilatéraux que multilatéraux. Les exportations passaient de $ 224 millions à $ 67 millions en 1994, les importations de $ 532 millions à $ 235 millions, les investissements de 14 % du PIB en 1991 à 6 % en 1994, pendant que le secteur industriel voyait sa production réduite de 50 %.
Le texte qui suit n'est pas on ne sait quel plaidoyer nationaliste pour la croissance ni non plus une liste de recettes qu'il suffirait d'appliquer pour, comme le pigeon de la manche du magicien, faire surgir la croissance. Ce texte est un exposé réaliste, basé sur une longue et concrète expérience des défis, perspectives et complexités de l'économie haïtienne et d'une grande familiarité avec les faits et les idées relatifs au développement tels que ces derniers ont évolué au cours des trois dernières décennies. C'est une période pendant laquelle on a vu des pays naguère considérés comme des basket cases - Ouganda, Rwanda, Botswana, Inde - émerger comme des modèles de développement pendant que le nôtre, qui partait à égalité de chances, s'enfonçait dans le chemin inverse, marqué par le déclin des ressources, l'indifférence des dirigeants et l'irresponsabilité des politiques économiques. Il y a donc matière à réfléchir et à se demander : qu'ont fait ces pays que nous n'avons pas fait ? Ce que nous offrons, c'et donc un cadre, inspiré de diverses politiques et stratégies de croissance qui ont réussi ailleurs et ceci devrait, du moins nous l'espérons, faciliter la tâche à tous ceux, parmi nos dirigeants, qui auraient pour préoccupation première de s'engager pour le bien du peuple et du pays plutôt de s'enrichir à leurs dépens.
Ce texte est en trois temps :
I. Pour une économie efficace
II. Où est passé le « petit garçon » ?
III. Le rapport Collier
I. Pour une économie efficace
La croissance ne tombe pas du ciel. Elle n'est jamais le fait du hasard. Un pays peut se coucher pauvre et se réveiller riche si jamais dans la nuit il trouve du pétrole. Mais une croissance soutenue et de haut niveau ne vient pas en une nuit. Elle est le résultat d'un engagement à long terme convaincu de son élite politique et économique, un engagement qu'elle doit poursuivre, pour reprendre l'expression de Richard Spence, Prix Nobel d'économie, avec « patience, persévérance et pragmatisme ». Quand un pays peut porter la croissance de son économie à un taux de 7 % par an pendant 25 ans, une telle économie double en volume tous les dix ans. Pour être efficace, la politique économique de croissance doit :
1) lever des contraintes politiques
2) accepter des préalables
3) engager des actions spécifiques
1) Lever des contraintes politiques
En matière de croissance, les gouvernements doivent être crédibles, convaincus, compétents et honnêtes. Il leur faut une vision. Cette vision, ils doivent pouvoir la communiquer au peuple et la lui faire partager. Une fois définie la vision, les gouvernements doivent arrêter une stratégie et, pour mettre cette stratégie en pratique, ils doivent disposer d'une fonction publique recrutée au mérite, payée à la performance à l'abri de la corruption, soumise à un système d'évaluation périodique par des consultants indépendants. À l'occasion d'une réunion récente, j'ai entendu un groupe de jeunes se plaindre du Président de la République « qui ne réservait pas des jobs aux jeunes dans l'Administration ». À quoi on peut répondre « vous avez parfaitement le droit de vous plaindre. Mais si vous mettez M. Préval en cause, assurez-vous que vous le faites pour la bonne raison. Car dans une économie de marché, ce n'est pas le Président de la République qui crée des jobs. Ce sont ceux qui entreprennent. Par contre, c'est au Gouvernement qu'il revient de créer les conditions, d'assurer la stabilité économique et de fournir l'environnement dans lequel ceux qui veulent entreprendre - petits, moyens et grands entrepreneurs et secteur informel - acceptent de prendre des risques, d'investir et de créer des emplois dont les jeunes, comme d'autres, profiteront. » Nous allons donc, ne serait-ce que pour les besoins du raisonnement, assumer que les gouvernements en place sont crédibles, convaincus, compétents et honnêtes, et qu'ils s'appuient sur une fonction publique également compétente, convaincue, honnête et déterminée.
Une deuxième contrainte
Une deuxième contrainte que nous allons assumer comme levée est celle de l'instabilité institutionnelle. Pendant longtemps, du moins jusqu'au débarquement de la Minustah et à l'installation de M. Préval à la Présidence, l'instabilité politique a été, et de manière fort légitime, considérée comme un des principaux obstacles à la performance de l'économie. À l'heure actuelle, nombreux sont les observateurs qui tendent à se comporter comme si l'obstacle de l'instabilité politique était définitivement levé et qu'il ne nous resterait plus qu'à nous engager, sans autre préoccupation, sur la voie du développement. Pour notre part, nous considérons que, même si on admet cette hypothèse, il reste un problème de fond qui n'est pas réglé : c'est celui de l'instabilité institutionnelle. Ne pas changer de gouvernement sans arrêt est une chose mais faire fonctionner l'économie à l'intérieur d'un ordre démocratique stable, sécuritaire, ordonné et pluraliste en est une autre. De ce point de vue, il faut bien dire que les élections de 2006, pour pacifiques qu'elles aient été, n'ont pas résolu le problème de l'extrême polarisation du paysage politique ni non plus celui de la nécessaire réconciliation nationale.
À notre avis, la stabilité politique, par quelque critère qu'on la détermine, restera une illusion aussi longtemps qu'un équilibre satisfaisant n'aura pas été établi entre les divers éléments de la classe politique et que le pays continuera à osciller entre ses deux forces extrêmes : ou bien une élite économique et politique qui se servirait du pouvoir uniquement pour maintenir et élargir ses privilèges ou bien des forces populistes qui ne dénonceraient la misère du peuple que pour mieux l'exploiter à des fins politiciennes. Ce compromis-là ne viendra pas de la Minustah mais d'une prise de conscience collective par un leadership national, toutes tendances confondues, également acquis à la démocratie, au progrès économique et à l'amélioration des conditions de vie. À défaut de quoi, il va bien falloir que nous arrivions à nous débrouiller comme nous pouvons, sinon dans un climat d'instabilité politique, mais dans une atmosphère embrouillée d'incertitude institutionnelle, tout aussi paralysante du point de vue des investissements et de la croissance.
2) Accepter des préalables
Le premier préalable est qu'il n'y a pas de croissance pour Haïti en dehors du marché mondial. Avec $ 660 par tête de revenu, notre demande intérieure est faible. Il n'y a donc pas d'autre option valable de croissance que dans l'exportation, les tentatives de la fin des années 70 pour produire pour le marché intérieur, à l'abri de protections, s'étant soldées par des échecs retentissants.
Un second préalable à accepter est que la croissance sera portée par notre main-d'oeuvre, ressource en excédent, et que l'économie, à mesure qu'elle se développe, créera de nouvelles branches de production dans lesquelles la main-d'oeuvre en excédent doit pouvoir s'intégrer rapidement. D'où il suit que la main-d'oeuvre doit être mobile et que sa mobilité ne doit pas être entravée par on ne sait quelle combinaison artificielle qui viserait à fixer la main-d'oeuvre dans l'agriculture au-delà de l'utilité marginale de sa force de travail dans l'agriculture.
Un troisième préalable est que les fondamentalistes du marché doivent se résoudre à admettre que le vieux slogan « stabilisez, privatisez, libéralisez » ne tient plus comme dogme et vérité absolue. Sans doute, sommes-nous bien d'accord que le Gouvernement ne devrait pas se substituer au marché, mais en Haïti davantage encore qu'ailleurs, le marché sans le Gouvernement ne vaut pas grand-chose. À beaucoup d'égards, aujourd'hui, c'est la fuite des gouvernements devant leurs responsabilités à fournir les services, l'infrastructure, la sécurité suffisante et c'est leur refus d'édicter des règles claires de fonctionnement du marché qui entravent l'initiative privée. Certainement le Gouvernement ne devrait-il pas se mettre en tête de faire, à la place du secteur privé, des choses pour lesquelles il n'a aucune qualification mais il ne devrait pas non plus s'abstenir de faire des choses dont la responsabilité lui incombe au premier chef, y compris d'édicter des règles qui facilitent l'action du marché.
3) Engager des actions spécifiques
Les actions spécifiques à prendre sont nombreuses. Nous en avons identifié, au total une dizaine, dont quatre pour le présent article, comme suit :
A. Balayer devant sa porte
B. Intensifier la productivité du capital humain
C. Régénérer l'agriculture
D. Créer une Banque Publique de Développement
A. Balayer devant sa porte
Par balayer devant sa porte, nous entendons, mettre de l'ordre et éliminer toutes les contraintes qui, si elles restaient en état, continueraient d'enlever toute chance de succès à une véritable politique de croissance. Malheureusement, aujourd'hui, ces contraintes sont de taille et nombreuses.
« Pour investir et faire des affaires, Haïti est unanimement considérée comme le dernier pays où mettre le pied ». Ainsi s'exprimait le World Economic Report de 2003-2004 dont l'indice global de compétitivité place Haïti bonne dernière sur une liste de 102 pays, sur la base de plusieurs contraintes à la croissance identifiées comme suit : instabilité politique, infrastructure limitée, accès au financement difficile, bureaucratie inefficace, main-d'oeuvre peu qualifiée. Non seulement Haïti avait, entre 1986-2006, accumulé 15 gouvernements en 20 ans, mais cette instabilité gouvernementale s'était accompagnée de violences, de corruption endémique, d'affaiblissement continu de l'État, de négation de l'état de droit et de violations de droits de propriété. De même, selon Doing Business 2006, enregistrer une propriété prend deux ans (107 jours en République Dominicaine). Pour exporter un produit, en République Dominicaine, 17 jours suffisent. En Haïti, il en faut 58. Pour avoir une entreprise, le capital minimum requis en Haïti représente trois fois le revenu par tête. En République Dominicaine, 1.2. Acheter un terrain et le faire enregistrer prend un temps infini. Quatre-vingt-dix-sept pourcent (97 %) des Haïtiens vivent dans des maisons qui ne sont enregistrées nulle part. De plus, posséder un bien, c'est une chose, en garantir la protection en est une autre. Se voir envahir ses propriétés est toujours un risque. S'agissant de l'indépendance et de l'efficacité du système judiciaire, Haïti en 2004 était classée dernière et avant-dernière. En 2007, l'indice de Liberté Économique de Heritage Foundation classait Haïti comme un pays dans lequel il faut compter 203 jours pour ouvrir une entreprise contre une moyenne mondiale de 48 jours. Telles sont les tracasseries administratives que 68 % des entreprises opèrent en dehors du cadre légal, ce qui pénalise l'emploi formel. À l'échelle de la corruption, Transparency International nous avait, en 2005, classés 155ème sur 159 pays.
Compétitivité pénalisée
Pour ce qui est de l'infrastructure, Global Competitiveness Report nous classe au dernier rang de l'Amérique latine et de la Caraïbe pour ce qui est des performances des services portuaires, de la production et de la distribution de l'énergie électrique, d'où il résulte pour nos entreprises un manque de compétitivité qui pénalise notre production et nos exportations. À peine 5 % des routes sont passables en toutes saisons. L'accès aux marchés ruraux en est contrarié, ce qui fait monter les prix des produits alimentaires, empêche une plus large décentralisation des activités économiques et la création de liens d'échanges entre l'économie urbaine et l'économie rurale. Le port de Port-au-Prince est le plus cher de la Caraïbe au point où certains importateurs préfèrent utiliser les ports de la République Dominicaine. Pour ce qui est de l'électricité, les entreprises ne peuvent fonctionner qu'avec des génératrices privées et coûteuses. L'accès au crédit est limité. En 2005, moins de 1 % de la population (0,16 %) avait un crédit bancaire. Les marges d'intermédiation bancaire sont élevées et le crédit est concentré entre les mains de 10 % d'emprunteurs.
Pour terminer sur le chapitre des contraintes, notons que même ce que nous avons fait de bon ne s'est pas fait dans des conditions qui en garantiraient les résultats. Au plan de la macroéconomie, sans doute la stabilité financière a-t-elle été restaurée, l'inflation réduite, le déficit extérieur en voie de rééquilibrage mais l'absence des mesures d'accompagnement nécessaires au plan institutionnel a jusqu'ici privé la stabilité macroéconomique de tout effet valable sur la croissance. Tous ces obstacles à la performance de l'économie sont de ceux qu'on peut lever en deux temps trois mouvements. Il suffirait d'un minimum de bonne volonté politique et de détermination à lutter contre la corruption. Quant aux désastres naturels, il suffirait d'une sérieuse politique de prévention pour en éviter les pires excès.
B. Intensifier la productivité du capital humain
Pour la majorité des gens, capital signifie un compte en banque, une usine, une route. Une usine est un capital. Elle crée du travail. Elle sert à produire des biens qui sont vendus et rapporteront des bénéfices. Une route est un capital. Elle sert à transporter des biens destinés à augmenter la productivité d'une économie, à gagner du temps, à faire baisser le coût d'entretien des véhicules et à rapporter de l'argent. Investir dans une usine ou dans une route contribue à l'augmentation d'activités d'une économie. Ceci est également vrai pour toute être humain.
Tout être humain est un capital. Investir dans son éducation, sa santé et sa formation professionnelle sont des formes d'investissements en capital en ce sens qu'elles rapportent de l'argent, en ce sens que ces dépenses contribuent à augmenter le revenu et ajoutent à la capacité de l'être humain non seulement à augmenter ses gains personnels mais aussi à contribuer davantage au progrès de la société. Davantage encore. Alors que vous pouvez séparer une usine de son propriétaire, vous ne pouvez pas séparer une personne de son savoir, de sa santé, de son honnêteté, de sa conscience professionnelle. Une personne éduquée transporte son capital avec elle. Partout où elle va, son capital la suit et ses gains en termes de salaires et de productivité augmentent avec son niveau d'éducation où que le destin la mène. Il en est de même pour sa contribution au progrès de l'économie. Des pays comme le Japon, Taiwan et d'autres pays d'Asie n'ont pas de grandes ressources naturelles, particulièrement en matière de sources d'énergie. Si ces pays ont connu un taux de croissance considérable, c'est essentiellement parce qu'ils ont su créer une force de travail à la fois bien formée, capable de travailler bien et vite et sur une longue période.
Capital humain et croissance
Le lien entre le capital humain et la croissance économique a été, à travers l'histoire, abondamment démontré. L'éducation et la formation professionnelle augmentent la production de la main-d'oeuvre, encouragent la mobilité des ressources et se sont révélées, sur la base de l'expérience dans le monde entier, comme la condition fondamentale d'une croissance soutenue. Aucun pays au monde n'a atteint un taux de croissance soutenue (5 % par an) sans avoir atteint au préalable un taux optimum de scolarisation, à quoi s'ajoutent tous les effets bénéfiques de l'éducation primaire, sur la santé, la nutrition, le niveau de fertilité. Et s'il fallait une preuve supplémentaire que l'éducation augmente la croissance, on la trouverait dans le fait que à l'échelle mondiale 90 % des ménages pauvres sont sans éducation. Chez ceux qui avaient bouclé le cycle primaire, la pauvreté est à 45 % et seulement à 25 % chez ceux qui avaient terminé le secondaire.
Avec un taux d'analphabétisme adulte de près de 50 %, 500.000 enfants qui ne fréquentent pas l'école, un système éducatif peu performant, le potentiel d'augmentation de productivité d'Haïti, est limité, ce qui nous condamnera, à la grande irritation de nos voisins, à n'exporter de plus en plus que des braceros et des boat people À l'étranger, ces mêmes Haïtiens ont un niveau de productivité très élevé. Si les Haïtiens avaient, en Haïti, le même niveau de productivité qu'ils ont à l'étranger, leur contribution au développement d'Haïti serait très élevée. À noter au surplus que le système éducatif haïtien enregistre 90.000 professeurs dont 7.000 dans le public, ce qui fait du secteur le plus gros employeur en dehors de l'agriculture. En d'autres termes, investir à long terme dans l'amélioration du capital humain apportera une contribution directe et immédiate à l'emploi et à la croissance.
L'exemple de la République Dominicaine
Pour former le capital humain dont nous avons besoin pour la croissance, il ne suffira pas d'augmenter le taux de scolarisation dans le primaire, d'augmenter le nombre de salles de classe, de mieux former les maîtres, ni même d'améliorer le rendement, encore moins d'assembler des commissions d'experts aussi compétents soient-ils. Ce dont il s'agit, c'est de s'engager dans un processus collectif de réflexion en profondeur de redressement et de réorientation de notre système éducatif pour le mettre en mesure de mieux servir l'homme et la société.
En République Dominicaine, c'est un colloque auquel assistaient 50.000 personnes (public, privé société civile) qui a lancé en 1992 le processus de réforme de l'éducation, lequel s'est fixé cinq axes d'intervention :
1) développer l'innovation et la flexibilité dans le programme ;
2) orienter les investissements dans l'éducation de manière spécifique ;
3) décentralisation du système et participation des communautés ;
4) une formation technique et professionnelle orientée ;
5) relever considérablement le niveau de financement public de l'éducation, à 4 % du PIB, soit 16 % du budget national.
Le résultat est connu : en 2005, le taux d'alphabétisation pour les jeunes de 15 à 24 ans était de 94,2 %. Le taux net de scolarisation dans le primaire est de 88 %. Le taux d'élèves en 5ème année par rapport à la première année est de 86 %. Entre 2002-2005 les taux de scolarisation dans le secondaire avaient doublé passant de 27 % à 53 %. Aujourd'hui 30.000 étudiants haïtiens étudient en République Dominicaine et le taux de croissance de l'économie dominicaine s'est situé à environ 5% par an depuis environ dix ans.
Bien évidemment, nous ne demandons pas que quiconque aille copier le modèle dominicain. Mais dans l'expérience dominicaine, il y a des choses à apprendre. Tous les observateurs sont d'accord que, pour permettre au système scolaire d'atteindre un niveau de performance susceptible d'augmenter le potentiel de productivité des Haïtiens et les mettre en mesure de contribuer à la croissance, il faudrait que sur le moyen terme:
l'État double sa contribution par rapport à 2005-2006 en pourcentage du PIB et s'aligne sur la plupart des pays sous développés
l'État améliore considérablement sa capacité à définir et à faire observer des normes
l'État aide à réduire les coûts de l'éducation et aide les ménages à soutenir les coûts élevés de l'éducation
l'État renforce ses liens de coopération avec le secteur privé de l'éducation en matière de planification stratégique, de définition des normes, des objectifs et des procédures.
C. Régénérer l'agriculture
De l'agriculture haïtienne et de ses faiblesses, on a à peu près tout dit et tout dénoncé : une population en augmentation continue sur des terres exiguës et dispersées en unités d'exploitation de plus en plus réduites, faible niveau de productivité, incertitude sur la validité des titres de propriété, absence totale ou inefficacité des systèmes de gestion de l'eau, 93 % de déforestation, arriération des instruments et méthodes de culture, et accès extrêmement limité aux facilités d'infrastructure, de transport et de crédit.
Résultat net : l'indice d'augmentation de productivité totale des facteurs pour l'agriculture haïtienne a été de 0,6 % entre 1961-1980 et 1 % entre 1981-2001 à comparer à 1 et 1,7 % en Afrique et 1,5 et 2,4 % en Amérique latine et dans la Caraïbe. Le bas niveau de productivité est imputable à la fragmentation du sol (80 % des exploitants disposent de moins de 2 ha) le revenu paysan est si faible que le paysan ne peut ni épargner ni investir. L'augmentation de productivité a donc été trop faible et la production agricole n'a pas correspondu au taux d'accroissement de la population (2,2 %), au point où la moitié de la nourriture consommée en Haïti vient de l'étranger, d'où un haut niveau de vulnérabilité alimentaire et une forte pression sur la balance des paiements. La libéralisation sauvage des années 80 et les embargos des années 90 ont décapitalisé le monde rural, réduit considérablement la production de riz et de café et provoqué un exode massif vers Port-au-Prince, ce qui a davantage détérioré les conditions de vie dans les quartiers pauvres, et augmenté leur potentiel de violence et d'instabilité.
Et après, que fait-on ?
Très bien. En fait, très mal. Mais quand on a dit tout cela, la seule vraie question, est : Et alors, qu'est-ce qu'on fait ? On ferme le dossier et on attend les touristes ? Cela ne serait pas sérieux. Oui, mais il reste l'industrie d'assemblage. Bien sûr, mais cela ne suffirait pas. Avec 16 % du PIB, l'industrie n'absorbe que 10 % de l'emploi total. Les libéralisations financières qui accompagnent son expansion coûtent cher. Sa capacité d'intégration à l'économie locale est quasiment nulle. La compétition au plan mondial est serrée. Dans les circonstances actuelles, l'accès au marché américain est limité dans le temps, et la capacité interne d'absorption de l'excédent de main-d'oeuvre agricole par l'industrie est forcément limitée. À quoi s'ajoute la tendance de plus en plus accentuée à la hausse des prix alimentaires sur le marché mondial.
De ce qui précède, il suit que l'agriculture en tout état de cause, et par le fait même des circonstances, est un secteur indispensable de stabilisation et d'équilibre social. Mais il y a mieux. L'agriculture est un partenaire obligé de toute politique de croissance parce que l'agriculture est, par elle-même, un des moteurs de la croissance.
i. Haïti est d'abord et avant tout une économie rurale. Soixante pourcent (60 %) de la population vit en zone rurale. Sur les 4 millions d'indigents que compte le pays, 2,7 millions vivent en zone rurale.
ii. Le secteur agricole compte pour 30 % du PIB, 50 % de l'emploi total et deux tiers (2/3) de l'emploi en zone rurale.
iii. Alors que le secteur agricole n'est protégé ni par des quotas d'importations, ni par des tarifs douaniers, la demande interne de biens alimentaires est élevée et le commerce informel avec la République Dominicaine de café, de mangues et de cacao fait apparaître des ressources annuelles de l'ordre de $13 millions.
iv. Les projets en cours avec l'aide internationale (CIDA dans les Nippes, USAID dans l'agriculture de montagne, FAO à Marmelade) démontrent que l'environnement permet une augmentation de la productivité agricole.
v. Les zones agroécologiques que l'ont peut trouver en Haïti offrent des possibilités de cultures variées susceptibles d'augmentation de productivité et de production, aussi bien pour le marché local que pour les marchés internationaux. Dans chacune de ces zones (bon niveau de pluviométrie, fertilité du sol adéquate, potentiel d'irrigation) il existe des cultures phares ou des associations de cultures avec potentiellement une haute valeur ajoutée qui peuvent être améliorées pour répondre à la demande, locale ou étrangère, aussi bien qu'aux besoins de l'exploitant.
vi. Les perspectives d'augmentation de production de ces cultures et de ces systèmes d'exploitation sont très bonnes d'autant plus que le niveau actuel de technologie est extrêmement bas et que l'exploitant haïtien est un individu qui travaille dur, est créatif et répond bien aux signaux du marché.
vii. Une étude de la Banque Mondiale des systèmes d'exploitation montre que des espaces dans différentes zones agroécologiques ont un potentiel clair pour le développement. Ces espaces comprennent »des zones de montagnes humides, des zones de bas-fond (irrigués et humides) et des zones sèches et semi-arides. Dans chacune de ces zones agroécologiques, ont été identifiées des cultures de pointe avec haute valeur ajoutée qui peuvent répondre à la demande de marché et qui pourraient servir de moteurs de croissance soit seules, soit en association. Et l'étude conclut : « Au moins sur le court et moyen terme, il est important de soutenir le secteur agricole comme un moteur clé de la croissance d'autant que l'agriculture peut produire des effets multiplicateurs pour le reste de l'économie rurale. »
La question de principe peut donc être considérée comme réglée. Il reste des questions en suspens. Quels types d'intervention rendront l'agriculture plus efficace ? Quelles sont les structures : centralisées, décentralisées ? Comment stabiliser l'environnement ? Faudra-t-il instituer un pécule de l'environnement qui inciterait les exploitants à adopter des méthodes de préservation ou de restauration plus soutenables de l'environnement ? Autant de questions que nous laisserons aux spécialistes. Ce qui toutefois nous apparaît comme incontournable dès maintenant, c'est la question de la création d'une Banque Publique de Développement pour le financement de l'agriculture et des petites et moyennes entreprises.
D. Créer une Banque Publique de Développement
À plusieurs reprises au cours des dernières années, j'ai aussi bien dans les publications du Midh que dans des discours publics, recommandé la création d'une Banque Publique de Développement. Dans les milieux où l'idée a fait son chemin, nombreux sont ceux qui se sont frottés les mains, en pensant : « Ah ! Formidable ! Une nouvelle IDAI, qui permettrait à ceux proches du pouvoir de s'accorder des prêts de complaisance qui ne seraient jamais remboursés. » À ceux-là, nous répondons qu'ils ont tort d'espérer. Nous pensons qu'il n'y a pas de défaillances du secteur public bancaire auxquelles de fortes institutions, des professionnels compétents et honnêtes ne puissent parer ou remédier, et il n'y a aucune raison pour qu'une nouvelle banque publique finisse comme l'IDAI.
Ceux qui s'opposent à l'idée de la création d'une banque publique - souvent d'ailleurs par le silence - le font au nom de l'orthodoxie. Comment par ces temps de privatisation fondamentale, penser à monter un système de crédit public ? Ceux-là oublient - ou ne savent pas - que en avril 2004 les banques publiques dominaient le secteur bancaire dans la majorité des populations des pays sous-développés. Nous pourrions en rester là, s'il ne s'agissait que de polémiquer. Mais, dans la perspective d'une politique de croissance, qui est la nôtre, ignorer que l'accès au financement est la clé du processus de développement serait faire preuve d'irresponsabilité. Il n'y a pas de croissance sans investissements. Il n'y a pas d'investissements sans financement. À quel coût, et quelles sont les conséquences du manque d'accès au financement pour l'agriculture et les petites et moyennes entreprises, lesquelles sont les plus grandes créatrices d'emplois, sur la croissance et le développement économique ?
Haïti aujourd'hui est coincée dans un dilemme. D'un côté, le Gouvernement se doit de maintenir la stabilité du secteur financier dans son ensemble, ce qui suppose qu'il établisse des règles qui régissent le comportement des banques y compris des limites sur les types de crédits, les normes de capital et de liquidités. Mais d'un autre côté, on attend du Gouvernement qu'il crée la croissance, ce qui implique qu'il encourage les institutions financières à allouer du crédit aux entreprises productives et, du fait que de tels prêts présentent des risques, le Gouvernement a pour devoir d'équilibrer ces risques par rapport à l'exigence de stabilité à tous les niveaux.
Haïti dans un dilemme
La réconciliation nécessaire entre stabilité, croissance et large accès au crédit est l'un des nombreux défis que le Gouvernement s'est montré incapable de relever. Quand, en 1991, le Président Aristide avait décidé de libéraliser le secteur financier, de libérer les taux d'intérêts sur les prêts et les dépôts, de relâcher tous contrôles sur le crédit et les réserves obligatoires et de jeter la gourde sur le marché parallèle, j'avais dit : « C'est de la folie. Aucune action compensatrice n'est en place. De toutes les mesures de libéralisation, la libéralisation financière est la plus dangereuse. Son impact est vaste et a des répercussions sur tous les secteurs de l'économie. Le secteur est fragile, à la merci non seulement de changements politiques et économiques mais souvent même de perceptions psychologiques. Ne libéralisons pas tous azimuts sans avoir mis en place des garde-fous. » À cette mise en garde rendue publique par un communiqué du Midh, c'est Marie-Laurence Lassègue, qui avait été chargée de nous répondre. Elle l'a fait avec un propos hors sujet par référence à une fumeuse histoire de « carnet » d'où on devait comprendre que seul Aristide, auquel le peuple n'avait pas donné de « carnet », avait encore droit à la parole.
Si on nous avait écoutés, d'une part et en tout premier lieu, le scandale des coopératives ne se serait pas produit. D'autre part, le secteur financier ne finance pas le développement. La libéralisation sans garde-fous du secteur financier a abouti à l'absence de financement à long terme et à limiter l'accès au financement à un petit groupe de grandes entreprises ; 80 % des avoirs bancaires sont détenus par trois grandes banques ; 10 % d'emprunteurs individuels reçoivent environ 80 % du total des prêts. À peu près la moitié des crédits va au commerce et aux services, 1 % seulement va à l'agriculture et aux transports. La situation du secteur bancaire par rapport à la croissance de l'économie n'est pas seulement anormale mais absurde et suicidaire ; l'agriculture est reconnue comme moteur de croissance. Elle représente 30 % du PIB, 50 % de l'emploi total, 2/3 de l'emploi en zone rurale où vivent 2,7 millions de pauvres, et le crédit bancaire à l'agriculture ne représente que 1 % du total des crédits pendant que 45 % des dépôts dans les banques restent inutilisés.
Un secteur financier performant
Un secteur financier performant est une condition sine qua non de la croissance économique. Il a été amplement établi que 50 % de la variation du PIB par tête entre pays s'explique par la variation du crédit au secteur privé par rapport au PIB. Le financement induit la croissance. Les pays avec un secteur financier dynamique augmentent l'activité économique deux fois plus vite que les autres. À mesure que le PIB par tête augmente par suite du développement du secteur financier, les ménages bénéficient d'un revenu plus élevé, consomment et investissent davantage, diversifient leur épargne, et l'accès au crédit leur permet d'acheter des engrais, des semences et d'augmenter leur productivité.
La perspective d'un marché des capitaux restera encore longtemps une vue de l'esprit en Haïti et matière à spéculation pour commentateurs impatients. Le financement extérieur reste toujours une possibilité mais la question du volume, des conditions et de la prévisibilité restera toujours une source d'incertitude.
Mais il y a plus grave. Le plus grave est que les raisons pour lesquelles le crédit bancaire ne va pas à l'agriculture ne sont pas des raisons susceptibles de disparaître du jour au lendemain. Les banques préfèrent - et on les comprend - financer les déficits du Gouvernement, à un taux rémunérateur. Elles se plaignent - toujours à bon droit - de la faiblesse du système judiciaire, de la faiblesse du marché et des infrastructures. Dans quel délai ces problèmes seront-ils résolus ? Et qui peut garantir que, ces problèmes résolus, le secteur bancaire s'ouvrira au financement de la croissance ? On ne peut pas savoir.
La raison pour laquelle nous recommandons la création d'une banque publique de développement n'a donc rien d'idéologique. Ce n'est ni pour limiter le pouvoir économique et politique des banques privées, ni pour le plaisir de contrôler et d'infléchir le secteur bancaire mais pour corriger une défaillance du marché et faciliter l'accès au crédit pour de petites entreprises potentiellement productives lesquelles sont pour l'instant privées de toute possibilité raisonnable de contribuer à la croissance de l'économie.
À suivre
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