Source: Le Nouvelliste, 6 mai 2009
Par Marc L. Bazin
Président (MIDH)
Introduction
À la récente réunion internationale sur Haïti à Washington, M. Dominique Strauss-Kahn, Directeur Général du Fonds Monétaire International, a terminé son discours en disant : « Pour finir, le soutien continu de la communauté internationale ne servira pas à grand-chose si les Haïtiens eux-mêmes ne font pas l'effort nécessaire pour s'attaquer aux défis auxquels ils son confrontés aujourd'hui. Lever les obstacles structurels et institutionnels est essentiel à l'amélioration de la compétitivité. » À quoi il ajoutait - et ici je donne d'abord le texte dans son original en anglais, pour qu'il soit bien clair que nous avons fidèlement interprété la pensée de M. Strauss-Kahn. "Also, macroeconomic stability will have to lead to strong economic growth, otherwise the population will start questioning the importance of the macroeconomic stability to better their day-to-day lives." Je traduis: « De même, il va bien falloir que la stabilité macroéconomique conduise à une forte croissance économique, autrement la population va commencer à se demander si vraiment la stabilité macroéconomique présente un intérêt quelconque du point de vue de l'amélioration de ses conditions de vie au jour le jour. » Quel intérêt avons-nous à poursuivre tête baissée dans la voie d'une stabilisation macroéconomique qui ne s'accompagne d'aucun des mécanismes qui seraient de nature à lever les blocages, est la question que nous n'arrêtons pas de poser, semaine après semaine, depuis deux ans dans le Nouvelliste et ailleurs, et qui fait l'essentiel de mon intervention du moment dans ce débat sur l'économie. Si je cite M. Dominique Strauss-Kahn, ce n'est pas pour conférer une quelconque sanction officielle à une conviction ancrée depuis longtemps - même si je ne tiens pas à cacher que je considère une telle mise en garde, tombant de la bouche de l'oracle lui-même, comme fort flatteuse -, mais pour attirer une fois de plus l'attention de nos dirigeants sur l'impasse dans laquelle ils ont engagé le pays et sur le fait que cette impasse est également dénoncée par la plus haute autorité du système monétaire et financier international.
L'objectif central de la politique de croissance économique véritable que nous préconisons consiste à faire passer le Produit intérieur brut du taux actuel, de 1,3 % inférieur au taux d'accroissement de la population à un taux de 7 % sur une première période de 10 ans. Mais pour aboutir à un tel résultat, il y a des préalables à lever et des principes de base à respecter. Ces préalables et ces principes, nous les appelons des vérités fondamentales.
Parmi ces vérités fondamentales, c'est à dessein que nous ne mentionnerons ni l'incontournabilité du marché mondial à l'exportation comme source de croissance, ni le bien-fondé d'un système qui permette une grande mobilité des ressources en particulier de la main-d'oeuvre, ni la stabilité macroéconomique dans son principe, ni non plus la nécessité de laisser le marché lui-même décider de l'allocation des ressources. Toutes ces vérités, nous les considérons grosso modo comme plus ou moins acquises et acceptées chez nous quant à présent. Par contre, il y en a plusieurs autres sur lesquelles, dans l'objectif d'une véritable politique de croissance, il nous semble devoir mettre l'accent. Elles sont au nombre de huit. Elles se formulent comme suit :
- A. Éradiquer la corruption
- B. Porter les ressources à la hauteur des ambitions
- C. Nous convertir à une approche plus orthodoxe de l'aide internationale
- D. Rechercher l'inclusion d'Haïti à l'Accord CAFTA-DR
- E. Rompre le cercle vicieux de la migration
- F. Augmenter les investissements et l'épargne
- G. Renforcer la capacité de l'État
- H. Transformer les jeunes en acteurs de développement
A. Eradiquer la corruption
La corruption est chez nous partout présente. Transparency International nous classe parmi les pays les plus corrompus dans le monde. La réalité sur place confirme le diagnostic de Transparency . Quatre-vingt-dix pourcent (90 %) des ménages déclarent avoir été exposés à des actes de corruption, 92 % des ONG, et 87 % des industries perçoivent la corruption comme un « problème majeur ». Soixante-dix pourcent (70 %) des ménages pensent que le Gouvernement encourage la corruption. La corruption prend toutes sortes de formes : concussion, abus de fonction, enrichissement illicite, fraude fiscale, soudoiement de fonctionnaires, trafic d'influence, surfacturation, sous- facturation, détournement de fonds, attribution de marchés sans appel d'offres.
La corruption est illégale. Il faut la combattre et la réprimer.
La corruption est incompatible avec une stratégie véritable de croissance. La corruption réduit la croissance par le fait qu'elle entrave la création d'entreprises. En favorisant les projets juteux en « commissions » et pas forcément rentables - au détriment de bons projets mais non accompagnés de contrats rémunérateurs -, elle entraîne la baisse des investissements. La corruption limite les ressources nécessaires au financement de dépenses productives. Elle incite les corrompus à élargir sans raison valable la taille des projets de manière à augmenter le volume des commissions. La firme qui paie la commission va se rattraper sur le prix à la vente, le produit final étant d'autant plus cher que la commission a été élevée, pénalisant de la sorte le consommateur. Les projets entrepris aux seules fins de faire monter la valeur d'un terrain font baisser la productivité du capital dépensé, et par suite, le taux de croissance. Quand la corruption joue un grand rôle dans la sélection des projets pour construire des « éléphants blancs » ou des « cathédrales dans le désert » ou des routes qui ne mènent nulle part, c'est tout le budget d'investissements en capital qui est biaisé. La plupart de ces projets, marqués au départ du seul sceau du prestige et condamnés à ne pas être utiles, ne seront pas entretenus et, parfois même, ne seront pas terminés. Enfin, les dépenses faites sous l'emprise de la corruption réduisent le montant des ressources disponibles pour les bons projets.
La corruption influence le rapport rendement de l'impôt/PIB, diminue les revenus de l'État et par suite a un impact négatif sur la capacité de l'État à lutter contre la pauvreté et à fournir des services. La corruption a donc un effet pervers sur la croissance économique, l'inflation, les finances publiques, les investissements et la lutte contre la pauvreté. Il faut l'éradiquer.
Les institutions chargées d'enquêter sur la corruption, de la prévenir ou de la poursuivre (UCREF, Unité de lutte contre la corruption, Commission nationale des marchés publics, Cour des Comptes) ont jusqu'ici fait un travail tout à fait satisfaisant, qui gagnerait parfois à être mieux coordonné et, dans certains cas, plus dynamique. Mais il faut bien comprendre que l'action de tels organismes, le contrôle parlementaire resteront d'un effet relatif aussi longtemps que la corruption n'est pas attaquée à la source.
La source première de la corruption, c'est l'étendue du champ d'intervention de l'État dans l'économie. Plus il y a d'activités pour lesquelles l'État réclame des permis et des autorisations, plus l'État émet de règlements et de circulaires qui, en raison de leur complexité et souvent de leur flou volontairement artistique, amènent le citoyen en face du bureaucrate, et donnent à ce dernier toute l'apparence de monopole du pouvoir, plus se créent des poches de corruptibilité. L'idée ici n'est pas de dire « supprimez l'État, et vous supprimez la corruption », mais de changer la manière dont l'État opère et exerce ses fonctions. Le temps qu'il faut chez nous pour exporter un produit, ouvrir une entreprise, enregistrer une transaction immobilière, le nombre de formalités à remplir à la douane et dans les ports, les tracas que l'on a à obtenir un extrait d'acte de naissance, à faire installer le téléphone, à rétablir le courant électrique, sont sources de perte de temps, d'inefficacité et de corruption, et elles coûtent de l'argent. Il nous faut donc construire un appareil institutionnel plus moderne, qui assure une plus grande liberté des transactions et réduise le volume des contrôles administratifs surtout dans la situation actuelle de la Fonction Publique où le fonctionnaire haïtien est le moins bien payé parmi les fonctionnaires des pays sous-développés.
Bien entendu, il n'est pas question de nier, ni de minimiser la qualité des activités de contrôle et de prévention. De même, on peut toujours - et ceci est utile - mettre en place des contrôles institutionnels internes gérés par des superviseurs honnêtes et compétents. Également, l'exigence la déclaration préalable de revenus comme condition d'accès à certains emplois publics est, en soi, une bonne chose, mais il faudra veiller à ce que l'hypothèque légale sur les biens des intéressés ne serve pas de prétexte à les priver de leur éligibilité à d'autres fonctions publiques à l'avenir. On peut aussi mettre en place des systèmes qui garantissent que les coupables seront attrapés, jugés et condamnés. Mais cela suppose évidemment que le juge lui-même est à l'abri de la corruption.
D'où il suit que, pour nous, le plus efficace est d'attaquer la corruption à sa source a) dans la réduction du champ d'intervention de l'État dans la société et dans l'économie, b) dans l'exigence de transparence et d'intelligibilité des lois, des règles et des procédures c) dans l'attitude exemplaire des dirigeants vis-à-vis du phénomène de corruption.
B. Porter les ressources à la hauteur des ambitions
Pour construire un système financier adapté à la croissance, il y a plusieurs actions à entreprendre :
i) Résoudre le dilemme du volume d'investissements actuellement en cours dans l'économie.
Augmenter les investissements est la clé de la croissance. Toute projection de croissance, quelle que soit l'économie, est basée sur l'augmentation des investissements. La nôtre n'échappe pas à la règle. Les organisations internationales qui se préoccupent de la croissance de l'économie haïtienne sont unanimes à baser leurs projections sur la nécessité d'augmenter le taux d'investissement et de le porter tantôt à 4 % du PIB, tantôt à 6%. Malheureusement, ces pourcentages n'ont pas de base sérieuse car on estime généralement, depuis environ 4 à 5 ans, que le taux d'investissement dans notre économie est de l'ordre de 25 à 30 % l'an, qui est un taux considéré dans le monde entier comme extrêmement élevé. On sait également que pendant cette même période, en dépit de ce taux élevé d'investissements, la croissance par tête est, au mieux stagnante, quand elle ne décline pas purement simplement. Nous pensons que aussi longtemps qu'on n'aura pas identifié clairement les causes réelles de l'inadéquation du taux de croissance par rapport au taux d'investissements supposés, toute projection de croissance basée sur un quelconque taux d'augmentation des investissements reposera nécessairement sur du sable. Qu'en est-il exactement ? Est-ce le PIB qui serait sous-estimé ? Comptons-nous comme investissements publics toutes les dépenses financées par l'aide internationale même quand de telles dépenses ne porteraient que sur le fonctionnement ? Existerait-il, dans notre système fiscal, des dispositions qui inciteraient le secteur privé à déclarer comme investissements en capital des importations qui ne seraient, en réalité, que des biens de consommation et des biens intermédiaires ? Tout ce que nous savons, en clair, c'est que ces soi-disant 25 à 30% d'investissements/PIB ne rapportent quasi rien en termes de croissance. Il faudra donc vérifier a) la véracité de ces 28-30 %, b) s'ils sont vrais, pourquoi sont-ils inefficaces ? Serait-ce le fait de la corruption ? Ou alors, incompétence ou simple erreur de calcul ? Quoi qu'il en soit, aussi longtemps qu'on n'aura pas obtenu des réponses satisfaisantes à ces question-là et qu'on n'y aura pas remédié, l'économie haïtienne évoluera dans le brouillard et toute spéculation de croissance sera, au mieux, spéculative et aléatoire, au pire, mensongère et pénalisatrice.
ii) Les besoins d'investissements présentés par le Gouvernement aux donateurs en juillet 2006 étaient estimés entre $ 5 à 7 milliards. Cette estimation ne comprenait ni les salaires, ni l'entretien, ni les biens et services. On sait par ailleurs que les dépenses de fonctionnement imputables à tout investissement dans le transport, l'énergie, la santé et l'éducation se situent aux alentours de 5 à 33 % de la dépense d'investissements. D'où il ressort que les dépenses, sur une base permanente, devraient atteindre, comme conséquence de l'effort massif d'investissements, une proportion extrêmement élevée du PIB. Pour ce qui est de 2009, le budget prévoit une dépense globale de G. 80 milliards, sur lesquels il est prévu que G. 47 milliards viendraient de l'extérieur. Nous n'avons donc pas les moyens de nos ambitions, et il n'est pas évident que les autres soient disposés à nous les fournir intégralement. Il faudrait, pour réduire l'écart, porter le ratio revenus/PIB à au moins 20 %, à l'instar d'autres pays de niveau économique comparable. Le problème n'est pas dans la structure du système mais dans le recouvrement et l'assiette fiscale, le nôtre étant identique à celui d'autres pays sous-développés mais dans le rendement. La TCA, avec un taux égal, apporte davantage au Guatemala et, à un taux moindre, davantage en République Dominicaine. Il faudra donc, pour adapter les moyens à l'ambition de croissance, renforcer l'efficacité de recouvrement et, au besoin, élargir substantiellement l'assiette.
iii) Inciter le secteur bancaire à soutenir la croissance.
Le secteur bancaire est fortement concentré, avec 80 % des avoirs entre les moins de trois banques, et 10 % d'emprunteurs individuels recevant environ 80 % des prêts. La moitié des crédits va au commerce et aux services. L'agriculture et le transport reçoivent moins de 1 %. Au lieu d'augmenter, le ratio de crédit par rapport au PIB a décliné, passant de 13% entre 2002 et 2005, et les prévisions pour 2007-2009 faisant ressortir une moyenne entre 11 à 12 %. Une part considérable des crédits bancaires va au financement des bons BRH lesquels sont passés de 9 % du total en 2002 à 10,6 % en 2006. Aussi longtemps que le secteur bancaire n'ara pas contribué à diversifier son portefeuille et à promouvoir le secteur privé et la productivité, la croissance sera limitée. Et c'est à l'État qu'il appartient de réduire le niveau d'incertitude qui conduit les banques à pratiquer des taux d'intermédiation considérablement plus élevés que partout ailleurs dans la Caraïbe, à garantir la validité des droits de propriété sur la terre et à se tenir prêt à intervenir dans tous les cas où (qu'on pense aux coopératives en 2002) le système serait menacé de crise grave.
iv) Les dépenses du gouvernement sont hautement centralisées, et le budget n'est pas un instrument de redressement des inégalités.
Dans le budget 2008-2009, il n'existe aucune mention de la répartition des allocations budgétaires entre les différents départements géographiques. On sait seulement qu'en 2006-2007 le Gouvernement central s'était attribué 72 % du budget (G. 46,4 milliards) ne laissant aux dix départements géographiques que 28 % (18,2 milliards) à quoi il faut ajouter que la répartition entre départements ne reflétait en rien l'incidence de pauvreté, comme suit :
*
Année fiscale 2006-2007
Distribution géographique du budget du Gouvernement par département
(en millions de gourdes)
***
v) Les dépenses de transferts et de subventions dans les dépenses de fonctionnement aux entreprises publiques mal gérées ont triplé entre 2003-2006 et ont représenté une moyenne de G. 5 milliards par an entre 2006 et 2008, réduisant d'autant la part des allocations budgétaires qui auraient pu aller aux dépenses productives d'infrastructure de santé et d'éducation. En 2005, la subvention à l'EDH était G. 1,6 milliard dont G. 618 millions à Sogener, G. 610 millions à Alsthon, G. 545 millions à Total en vertu de contrats « take or pay » et de G. 2,1 millions à la Dinasa.
vi) La part des salaires des fonctionnaires dans l'économie est extrêmement élevée (4,9 % du PIB en moyenne entre 2006-2008) mais est extrêmement faible par rapport aux salaires des fonctionnaires des autres pays sous-développés (6-7 % du PIB). De ce fait, la capacité du Gouvernement à attirer et à garder des fonctionnaires compétents et non corruptibles, capables de consacrer leur plein temps et leurs efforts à faire avancer l'agenda de la croissance économique est limitée.
vii) Dans le budget 2008-2009, 95 % des ressources sont allouées au « Pouvoir Exécutif », confirmant et aggravant ainsi la pratique des années 2002-2007 pendant lesquelles les allocations au pouvoir exécutif représentaient 95 % du total, reléguant le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire à la rubrique « Autres Administrations » avec un total combiné extrêmement modeste de G. 2,6 milliards.
A suivre...
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