samedi 23 mai 2009

Haïti (Économie) : III. Les composantes d'une stratégie

Source: Le Nouvelliste, 21 mai 2009
Par Marc L. Bazin
Président (MIDH)
marclouisbazin@hotmail.com


Introduction
Il était une fois un poète africain qui s'était égaré dans la brousse. Comme un paysan venait à déboucher d'une clairière, le poète lui demanda : « quelle direction prendre pour aller d'ici à la capitale ? » D'un geste de la main, le paysan indiqua la direction. Mais à peine avait-il fait le geste de la main que le paysan s'empressa d'ajouter : « seulement, si j'étais vous, je ne partirais pas d'ici », à quoi le poète répondit: « malheureusement, je ne peux partir que d'ici. » Nous sommes comme le poète africain. Pour dégager valablement des composantes fiables à notre stratégie de croissance et de réduction de la pauvreté, il nous faut partir de l'état de l'économie haïtienne telle qu'elle est en ce mois de mai 2009.
Ce texte est en deux temps:
A) Notre économie n'est pas en bon état et son incapacité à générer la croissance vient en grande partie de l'échec de la politique de stabilité macroéconomique actuelle, telle qu'elle a opéré jusqu'ici.
B) A la question : quelle croissance, comment et pour quoi faire ? nous répondrons que pour avoir la moindre chance de réduire substantiellement la pauvreté, toute politique de croissance doit nécessairement s'accompagner d'une politique systématique de réduction de la fracture sociale, laquelle ne se conçoit pas sans un consensus national.
A. Notre économie n'est pas en bon état
2008 a été l'année de la pire crise humanitaire depuis 100 ans. Les dommages consécutifs aux ouragans sont estimés à $ 900 millions (15 % du PIB) sans compter la réhabilitation du secteur agricole, la reconstruction de l'habitat et des infrastructures. Les besoins de financement au titre de la réparation des désastres ont été évalués à $ 763 millions. L'insécurité alimentaire atteint plus de 3 millions de personnes. A la fin mars 2009, le Programme Alimentaire Mondial n'en touchait que 650.000 et si les donateurs ont augmenté considérablement leur financement de programmes de nourriture et de cash contre travail, l'appel d'urgence lancé par les Nations Unies ne recueillait que $ 127,5 millions en promesses, mais sur ces $ 127,5 millions de promesses, des engagements fermes n'étaient effectifs que à hauteur de 45 %. Par suite de la crise économique mondiale, les transferts des Haïtiens de l'étranger ont baissé, fait d'autant plus préoccupant que la consommation privée dépend fortement des transferts de la diaspora.
Entre octobre 2007 et septembre 2008, le PIB réel par tête s'est effondré. La croissance pour 2008 est maintenant estimée à 1,3% contre 3,4 % en 2007. En septembre 2008, le taux d'inflation avoisinait les 20 % contre moins de 8 % en 2007. Le déficit budgétaire global (hors dons et financements extérieurs) était de l'ordre de 2% du PIB au lieu des 1,7% programmés. La base monétaire s'est envolée, atteignant 14 % contre les 7,9% programmés. Bien entendu, le gouvernement, soucieux avant tout de contenir l'inflation et de contrôler les fluctuations du taux de change, a vendu pour $ 52,2 millions de devises étrangères, a augmenté de 20% le volume de bons BRH à souscrire par les banques commerciales pour un total de G 1,5 milliard et a doublé les taux d'intérêts. Pendant ce temps, et comme il fallait s'y attendre, les crédits au secteur privé stagnaient à hauteur de 13,1% du PIB. Pour sa part, le déficit commercial passait, entre 2007 et 2008, de G 1 milliard à G 1,6 milliard. La couverture de nos importations en devises est restée inférieure à trois mois et le service de la dette représentait 225,7% des exportations et plus de 10% des recettes fiscales.
Qu'en est-il de 2009? La situation se présente-t-elle sous un meilleur jour? Pas du tout. Au contraire. Les projections de croissance ont dû être révisées à la baisse, de 4,5 % à 2,5 %, et d'inflation à la hausse de 7% à 9,5%. Même à 2,5 %, taux à peine supérieur au taux d'accroissement de la population, la projection de croissance en 2009 est hautement spéculative, car elle sera vraisemblablement handicapée notamment par une baisse nette des exportations par suite de la récession mondiale, une baisse des envois des Haïtiens de l'étranger, laquelle réduira la consommation, et une augmentation des importations alimentaires.
Le budget 2009 prévoit un programme ambitieux de dépenses d'investissements, en augmentation de 1,8 points de pourcentage par rapport à 2008. Les dépenses de 2009 (y compris les investissements financés par l'extérieur) sont projetées à hauteur de G 61 milliards. Pour financer en partie ces G 61 milliards, le gouvernement espère collecter des ressources propres à hauteur de 10,5 % du PIB. Comme pour la projection de croissance, cette projection de couverture des dépenses par des ressources internes propres est aléatoire. Depuis le rejet par l'opinion, appuyée par le Parlement et les distributeurs de cellulaires, de l'augmentation de la taxe sur les communications, il souffle dans notre pays un vent de fronde contre l'impôt dont les autorités auraient tort de sous-estimer l'impact.
Les ressources (y compris financement extérieur) sont évaluées à G 48,8 milliards. En excluant le financement extérieur, le déficit prévisionnel global est de G 8,8 milliards pour 2009. Fin mars 2009, le gouvernement espérait pouvoir couvrir ce déficit avec un soutien budgétaire de G 6 milliards, dont une grande partie viendrait des ressources des fonds vénézuéliens, des allègements et des rééchelonnements de la dette à hauteur de G 900 millions, un tirage de G 300 millions sur les dépôts du gouvernement à la Banque Centrale et G 2 milliards qui viendraient de la réunion de Washington. Au cas où ces G 2 milliards ne viendraient pas, c'est la planche à billets qui serait mise à contribution mais à une condition qui défie le bon sens : en effet, le gouvernement s'est engagé par devant le Fonds Monétaire International, au cas où il était condamné à faire du financement monétaire pour les G 2 milliards, à rembourser la Banque Centrale intégralement en 2010 par des ressources budgétaires normales. Choisir une année électorale pour rembourser $ 50 millions nous paraît, quant à nous, une idée intempestive et plutôt originale qui exposera le pays soit à des remous sociaux considérables soit à la non-exécution de ses engagements internationaux.
Pour ce qui est de la balance des paiements, en 2009, elle sera négative pour la première fois depuis 2003. Les importations de produits pétroliers et de biens alimentaires augmenteront ($ +200 millions) les envois des Haïtiens de l'étranger vont baisser ($ -154,4 millions) et l'impact global négatif se situe à $ -240 millions. Si on s'attend à ce que le FMI couvre une partie du déficit de la balance des paiements avec un nouveau crédit de DTS 25 millions, le financement du solde des besoins (en support budgétaire, financement de projets, assistance humanitaire, au 30 mars 2009), était hautement incertain, les soutiens additionnels promis étaient alors de $ 193,5 millions par rapport à des besoins évalués à $ 654,4 millions.
Pour résumer, inflation en hausse, croissance en baisse, déficits budgétaires en augmentation et financement non assuré, balance des paiements négative pour la première fois depuis 2003, c'est là un bilan lourdement négatif et nous pensons que c'est à tort qu'on voudrait en faire porter toute la responsabilité aux ouragans et à la crise mondiale. Ces éléments ont certainement joué un rôle mais nous ne devons pas oublier que, en tout état de cause, entre 2006 et 2008, les projections de taux de croissance ont constamment été révisées à la baisse pour une raison ou pour une autre. Pour nous, la responsabilité majeure de la paralysie économique actuelle ne doit pas être recherchée ailleurs que dans la persistance depuis trois ans d'une politique de stabilité macroéconomique bien inspirée dans son principe mais mal encadrée dans la pratique.

a) Notre politique de stabilité macroéconomique n'est pas crédible. Elle nous permet de résoudre des problèmes de liquidité mais non de solvabilité. Bien sûr, nous réduisons les déficits mais personne ne croit que nous soyons pour autant devenus solvables. Pour se convaincre de cela, il suffit de consulter le ratio dette/PIB lequel, fin septembre 2008, était estimé à 29%, et de constater la tendance croissante à la dollarisation, signe patent du manque de confiance du public et des investisseurs dans la gestion de l'économie.
b) Les améliorations de l'équilibre budgétaire n'ont très souvent pu se réaliser que soit par le report à plus tard de dépenses d'investissements nécessaires, lequel report à plus tard pénalise la croissance, soit par des augmentations de ressources dont l'effet n'est pas reproductible à l'infini et ne joue qu'une seule fois, à quoi il faut ajouter le transfert abrupt, fin septembre 2008, de $ 51 millions de fonds vénézuéliens alors que les dépenses hors budget de fonds vénézuéliens ($ 197,5 millions) ne devaient être exécutées qu'en 2009.
Le report à plus tard des dépenses d'investissements en capital, de santé et d'éducation est d'autant plus indéfendable que leur impact budgétaire est calculé sur une base cash et ne prend pas en compte la très forte rentabilité de tels projets sur le long terme. A ne prendre en compte que l'impact de ces dépenses sur le court terme et à les considérer comme de pures dépenses de consommation, on minimise le fait que contrairement à de simples dépenses de consommation, ces dépenses-là sont de nature à augmenter la production et à générer des ressources fiscales. Dans la mesure où réduire les investissements sur ces dépenses réduit la croissance et les ressources fiscales à venir, cette manière de faire affecte négativement la solvabilité financière elle-même.
c) La politique de stabilité macroéconomique, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, ne jouit pas d'un dispositif institutionnel satisfaisant. Un cadre macroéconomique stable n'est pas une fin en soi. Un cadre macroéconomique stable n'a d'intérêt que comme moyen de fournir un bon environnement macroéconomique global. Or, la contribution directe que la stabilité macroéconomique peut apporter à la croissance dépend de l'environnement institutionnel. Les entrepreneurs quels qu'ils soient - fermiers, petites entreprises, sociétés industrielles et entreprises multinationales - sont au coeur du processus de développement. Ils fournissent plus de 90% des jobs, et représentent donc des acteurs incontournables pour la croissance. Leur décision d'investir est déterminée par le climat d'investissements, et le climat d'investissements, c'est le gouvernement qui le détermine car c'est au gouvernement à garantir les droits de propriété, à assurer la sécurité des transactions, à fournir l'infrastructure à des coûts modérés et stables, à pratiquer une politique fiscale d'encouragement et d'incitation à la réalisation d'investissements, à entourer le marché du travail et le marché des capitaux du cadre propre à les inciter à contribuer à la croissance. C'est au Gouvernement qu'il appartient de prendre des mesures efficaces de lutte contre la corruption, de maintien d'un environnement politique démocratique et fonctionnel et d'un climat sécuritaire satisfaisant.
A défaut de ce climat-là, la stabilité macroéconomique est comme un sac vide, les entrepreneurs n'investiront pas beaucoup et la croissance ne sera pas au rendez-vous. L'absence de réformes institutionnelles mine l'efficacité de la stabilité macroéconomique elle-même, jette des doutes sur la capacité de la stabilité macroéconomique à se maintenir et transforme le secteur privé en spectateurs sceptiques en situation d'attente.
B. Quelle croissance, pour quoi et comment faire ?
Nous partons donc de très bas. C'est pourquoi la croissance économique que nous-même nous recherchons, ce n'est pas une croissance pour le principe. C'est une croissance pour réduire la pauvreté substantiellement d'ici les dix prochaines années. Avec les taux faméliques actuels de 2-3 %, quand ce n'est pas 1,3 %, Haïti ne va nulle part. Car tous les exercices de simulation sont formels : dans l'hypothèse d'une augmentation du revenu par tête de 2 % par an, le taux d'extrême pauvreté ne baisserait que de 3,3 % après cinq ans. Pour réduire la pauvreté substantiellement, compte tenu du bas niveau de croissance en cours depuis si longtemps, et des faiblesses structurelles de notre appareil de production, la stratégie de véritable croissance économique que nous préconisons se donne pour objectif de porter la croissance sur la période à un taux de 4,4 % par tête par an, ce qui correspondrait à un taux annuel de 6,7 % du PIB global. Le modèle actuel de développement dans lequel Haïti s'est engagée depuis le milieu des années 80, s'il a incontestablement réussi, sauf interférence extérieure, à réduire l'inflation, à stabiliser les prix, à réduire les déficits budgétaires et à augmenter les réserves internationales, notamment entre les années 2004 à 2008, est insusceptible de générer une croissance assez forte et assez stable pour réduire la pauvreté de manière significative et, à notre avis, les chances pour l'avenir ne sont pas meilleures.
D'abord, parce que les postulats de départ ne se sont pas vérifiés. Ensuite, parce que le modèle, chez nous, ne fait pas une place sérieuse et responsable à la réduction des inégalités.
Le postulat que le contrôle de l'inflation et des déficits budgétaires déboucherait sur la croissance ne s'est pas confirmé en Haïti. Par comparaison avec les années 1975 80, les taux de croissance des années 1991-2008, dans le meilleur des cas, ont été de moitié inférieurs. Entreprises dans la précipitation, sans préparation adéquate et sans infrastructure appropriée, les libéralisations ont réduit la production agricole, affaibli considérablement la production industrielle pour le marché local, réduit les ressources budgétaires et changé la structure des exportations. Les exportations ont augmenté mais les importations ont augmenté bien davantage et, mis à part le cas de l'industrie d'assemblage, la libéralisation unilatérale n'a pas garanti un large accès aux marchés extérieurs. Concentrées à l'extrême, les banques prêtent à des clients privilégiés dans des services et négligent d'autres secteurs productifs tels l'agriculture.
Nous pensons, pour notre part, que si c'est pour réduire la pauvreté que nous voulons la croissance, alors c'est tout l'agenda du développement qu'il faut changer. Au niveau de pauvreté, d'inégalité et de faible croissance où nous sommes arrivés, il ne peut être question de continuer à nous comporter comme si le simple fait de libéraliser l'économie, de l'ouvrir au monde extérieur, de privatiser les entreprises, de libéraliser les taux d'intérêts, de prétendre laisser libre champ au marché nous donnera jamais le taux de croissance nécessaire et suffisant pour réduire la pauvreté. La globalisation, nous devons la saisir et non pas la subir.
Il nous faut repenser l'agenda de développement. Continuer à dire que l'on veut élargir le rôle du marché sans accompagner le marché d'un arsenal de politiques publiques qui : a) rendent le marché plus efficace, et b) contribuent directement à réduire la fracture sociale, équivaudrait à des coups d'épée dans l'eau. Dans l'approche que nous-mêmes préconisons, croissance économique et réduction de la pauvreté et des inégalités vont de pair. La croissance, à elle seule, en supposant qu'on l'obtienne, ne fera pas l'affaire. Car si la croissance est une condition de réduction de la pauvreté, elle ne peut en rien réduire le niveau de pauvreté si elle ne s'accompagne pas d'une lutte systématique contre l'exclusion sociale. Les inégalités limitent l'effet de la croissance sur la réduction de la pauvreté et parfois même les inégalités bloquent la croissance. Réduction de pauvreté et des inégalités ne peuvent plus figurer comme on ne sait quel appendice implicite de la croissance. Si on veut augmenter l'impact de la croissance sur la réduction de la pauvreté, il nous faut impérativement réduire les inégalités. Croissance économique, réduction de la pauvreté et des inégalités se renforcent les unes les autres.
L'approche à l'honneur aujourd'hui, qui consiste à dire en théorie « moins il y a d'État, plus il y a de marché, mieux cela vaut » mais en réalité, est une approche dans laquelle l'État s'abstient de faire les bonnes choses qu'on attend de lui et au contraire tolère un environnement pénalisant, doit céder la place à une nouvelle politique dans laquelle un État engagé dans le développement se donne les moyens de corriger aussi bien les déficiences du marché que les siennes propres et recherche un consensus national pour lutter contre les inégalités.Prochain article : Vers une économie efficace et solidaire
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